PÈLERIN - L'INCONNU
La découverte d’un trésor
En route pour notre rendez-vous, mon ami Jean-Philippe Riopel, à vélo sur la rue Sherbrooke, aperçoit une pile de classeurs en faux fini de bois d’apparence antique abandonnés sur le trottoir. Intrigué, il s’arrête, ouvre l’un des boîtiers, puis un autre, et découvre avec stupéfaction leur contenu : des photographies en parfait état, classées avec minutie par date, par lieu et par thème, couvrant des décennies de voyages à travers le monde, des années 1940 aux années 2010.Il m’appelle, exalté, s’excusant de son retard et m’assurant que cela en vaudra la peine. Lorsqu’il arrive, je découvre avec ébahissement ce trésor. J’ouvre les boîtiers, manipulant ces images comme si elles renfermaient un mystère ancien. Je me sens comme Amélie Poulain découvrant la boîte de métal de monsieur Bretodeau ou comme les premiers acheteurs des bobines photo non développées de Vivian Maier. Devant nous s’étale une archive foisonnante de voyages, couvrant 214 pays et territoires, conservée avec une rigueur impressionnante. Dix classeurs, des centaines de photos par boîtier. Toute une vie de périples. Nous passons la soirée à les observer, fascinés, tentant d’imaginer l’histoire derrière chaque image. Rapidement, le lien avec ma démarche artistique s’impose.
L’analyse et la quête de sens
Après des recherches approfondies, nous découvrons que ces archives appartenaient à Bernard Cloutier, un homme décédé dont aucun proche ne souhaitait récupérer la collection. Face à cette absence de destinataire, une question émerge : que devient un souvenir lorsque plus personne ne le revendique ? Peut-il trouver un nouveau sens, une nouvelle voix ?
Je m’interroge sur l’utilisation de l’objet imprimé comme mémento, sur l’interchangeabilité des souvenirs, sur la manière dont une collection si personnelle peut, paradoxalement, résonner universellement. Bernard Cloutier a parcouru le
monde, capturant ses paysages, ses rencontres, ses lieux diversifiés, ses instants suspendus. Son œil s’attardait sur ce qui lui semblait signifiant, composant un cheminement visuel qui rappelle un pèlerinage, une quête. Une quête de soi dans le mouvement perpétuel.
"Le rêve chemine linéairement, oubliant son chemin en courant. La rêverie travaille en étoile. Elle revient à son centre pour lancer de nouveaux rayons."
— Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu (1937)
La création : entre réalité et fiction
Inspirée par cette découverte, j’ai consacré plusieurs années à l’élaboration d’un univers mémoriel et imaginaire, hybride entre documentation et fiction. Le corpus présente la trouvaille, mes recherches, les rencontres liées à cette collection, puis un récit fictif inspiré de la fascination de Bernard Cloutier pour le feu.
Dans cette fiction, Bernard Cloutier, explorateur infatigable, découvre par hasard un portail vers une dimension parallèle peuplée d’êtres de feu. Tout commence dans les années 1950, alors qu’il commence à collectionner des lampes à l’huile anciennes, dénichées aux quatre coins du monde. Un soir, il allume l’une d’elles et se retrouve projeté dans un monde miroir, où il vit en tant qu’être de flamme.
Dès lors, il voyage à travers ces deux mondes, documentant ses explorations en photographies. Mais il comprend bientôt que chaque passage lui coûte du temps dans notre réalité : vingt ans d’explorations lui auront volé vingt ans de vie. Conscient du prix de cette découverte, il finit par briser la lampe, s’assurant que plus personne ne puisse emprunter ce chemin dangereux.
L’exposition réunit ainsi plusieurs types d’archives :
•Les photographies personnelles de Bernard Cloutier, témoignage de son parcours réel.
•Des photomontages que j’ai créés, illustrant ses supposées incursions dans cet autre monde.
•Sa collection de lampes, dont celle qu’il aurait brisée pour empêcher d’autres de partager son sort (cette dernière est une création inspirée de son univers).
•Des oeuvres inspirés par le tout.
Humanisme et interconnexion
Au-delà de la fiction, cette série d’oeuvres interroge notre rapport à l’exploration, à la mémoire et à la transmission. Bernard Cloutier était un humaniste, un homme rationnel et curieux du monde. Son intérêt pour le feu n’était pas seulement scientifique, mais philosophique : il comprenait que le feu est plus qu’une source de chaleur et de lumière. Il est l’énergie à son état le plus pur, la même étincelle qui nous maintient en vie.
À travers cette création, je veux souligner notre interconnexion invisible, cette énergie qui nous lie tous. Bernard a parcouru le monde en capturant des fragments de vie, et aujourd’hui, ces images résonnent en chacun de nous. Cette collection trouvée, jadis orpheline, retrouve un sens en éveillant en nous une prise de conscience : nous sommes tous, à notre manière, des êtres en quête de sens.